analyse: La recherche de l'ivresse

La recherche de l'ivresse par la fuite de la routine dans Le Mendiant de Naguib Mahfouz et American Beauty de Sam Mendes

Aristote, philosophe de l’antiquité grecque, avait affirmé que la quête de l’homme est le bonheur. Il avait donc défini que l’humait recherchait trois types de vies heureuses. Il y avait la vie de jouissance, la vie politique et la vie contemplative. La première s’associait au plaisir sensuel, au bien-être qu’amène une sieste ou un délicieux repas. La deuxième cherchait le prestige et les honneurs. La troisième, elle, ne se trouvait que dans la vertu, l’intelligence et la sagesse. Aristote affirmait que certains ne connaîtraient jamais la vie contemplative, mais que c’était celle qui amenait le plus de plaisir, au final. En effet, si combler ses sens, ses besoins primaires est satisfaisant, cela n’amène pas de réelles émotions. Et si les honneurs mènent à la joie, lorsque le regard des autres n’est plus favorable, alors il n’y a plus de bonheur.
Cette  théorie d’Aristote trouve  un écho étonnant dans deux œuvres contemporaines, Le Mendiant de Naguib Mahfouz et American Beauty de Sam Mendes. De ce fait, la présente analyse traitera de cette recherche du bonheur et de l’ivresse par une étude de  la vie de deux personnages, soit Lester dans American Beauty  et Omar dans Le Mendiant.
American Beauty, un film réalisé par Sam Mendes en 1999, a été récompensé aux Oscars et encensé par le public et la critique. En effet, son principal protagoniste, un homme dans la quarantaine cynique dont la vie professionnelle, amoureuse et familiale se désagrégeait, avait beaucoup plu. Le Mendiant, écrit par le prix Nobel égyptien Naguib Mahfouz et publié en 1965, traite lui aussi d’un quarantenaire désabusé que le travail et la vie de famille a épuisé. Nous traiterons donc des origines de leur crise existentielle, de la recherche d’ivresse des personnages, puis de la quête même, de ce qui anime les principaux protagonistes. Pour finir, nous étudierons les résultats de leurs deux quêtes.


1. L’origine de la crise
1.1 Les origines de la crise d’Omar dans Le Mendiant
Norbert Shiller pour le New York Times, Naguib Mahfouz in 2002
En 1952, il y a eu en Égypte la grande révolution socialiste, révolution qui a laissé plusieurs Égyptiens, dont Mahfouz, déçus quelques années plus tard. Cette déception du peuple a amené le pouvoir en place à marquer les années 1960  d’une censure de l’ État que nul ne pouvait vraiment critiquer. Naguib Mahfouz n’admettait pas les injustices sociétaires et l’oppression du gouvernement. Ainsi, sa production romanesque de 1961 à 1968 comporte huit romans qui ont pour point commun de mettre en action des personnages souvent révolutionnaires ou anciens révolutionnaires qui constatent le vide de leur vie et l’échec de leurs idéaux.[1] Ces huit livres personnifient la déception de l’auteur qui n’a jamais supporté la révolution.
Vers la mi-soixante, Mahfouz crée donc le personnage d’Omar, un ancien révolutionnaire en fin de quarantaine qui s’étourdit par le travail depuis plus d’une dizaine d’années. Après la révolution, il est devenu un homme obèse qui apprécie la bonne chaire et ne connaît pas l’exercice. Il a marié une femme qu’il n’aime plus. Aussi, il dit vivre un mal-être constant, une maladie que les médecins ne comprennent pas complètement et qui le ronge. C’est d’ailleurs par une visite chez le docteur que commence le roman. Omar, épuisé de se sentir toujours malade, va consulter un vieil ami médecin : « Laissez-moi vous décrire votre vie comme je la vois après mon examen (…) Vous êtes un homme arrivé et riche. Vous avez oublié la marche ou êtes sur le point de l’oublier (…) Vous vous donnez au travail jusqu’à l’abrutissement et votre esprit est toujours préoccupé. (…) L’inquiétude pour l’avenir de votre travail et le sort de votre argent vous ronge. [2]» Mahfouz implique donc que la maladie d’Omar  débute par son train de vie stressant qui ne lui fournit pas de repos sinon celui de manger à outrance. Aussi, sa maladie trouverait sa source dans le fait qu’il se soucie  de son avoir, de son argent. Après la révolution, Omar s’est assagit pour devenir un devenir un riche avocat, ce qui bien sûr était contre ses principes socialistes d’autrefois. Il est devenu un bourgeois, ce qui le détruit. Mais si son mal-être, qu’Omar décrit comme un engourdissement, est physique, il est aussi psychologique puisqu’il dit à son médecin : « (…) C’est sérieux, c’est très sérieux, je n’ai plus envie de réfléchir, je suis devenu incapable d’éprouver la moindre sensation, de faire quoi que ce soit ; tout en moi se défait et s’anéantit.[3]» C’est d’ailleurs le désir de se départir de son apathie qui mènera Omar à changer sa vie. Ainsi, c’est son mal-être même qui sera le déclencheur de sa quête d’ivresse.
Avec Le Mendiant, en 1965, Mahfouz commence à faire dans le non-dit, le symbolisme, l’intériorisation pour contrer la censure. Selon Férial Gokeare, écrivaine de Naguib Mahfouz et la société du Caire, Mahfouz commence alors à utiliser le dialogue pour présenter ses personnages et leurs troubles[4]. Voilà ce qui arrive au tout début du roman (dans le dialogue présenté précédemment) lorsqu’Omar va voir son médecin pour son étrange mal-être que personne ne comprend. Ce sont Omar et le médecin qui parlent de la condition bourgeoise égyptienne, du malheur d’Omar dans l’après-révolution. Avant sa période symboliste, Mahfouz rédigeait des œuvres très descriptives, ce qui ne laissait pas beaucoup de place à l’interprétation. Utiliser le dialogue dans Le Mendiant permettait à l’auteur de donner sa critique de la vie bourgeoise sous le couvert de la subjectivité du personnage. Ainsi, il pouvait mieux contourner la censure culturelle du pays.


1.2 L’origine de la quête dans American Beauty de Sam Mendes
American Beauty a été réalisé à l’aube des années 2000 et s’inspire donc de la situation socio-économique des États-Unis d’aujourd’hui. Le film expose ainsi le régime capitaliste, régime qui donne une grande importance à la propriété privée, au libre marché, à l’économie et qui fait passer l’individu avant la société. Pour le régime capitaliste, le bien matériel prévaut sur pratiquement tout, la réussite économique est primordiale. Ainsi, Lester, le principal protagoniste du film, travaille pour une compagnie qu’il exècre, et ce, dans le seul but d’amasser de l’argent, de s’offrir un style de vie banlieusard, une grosse voiture et une maison cossue. Au travail de Lester, les murs sont gris et les bureaux séparés en cubes de même grandeur, tous munis du même ordinateur. La première fois que l’on voit son bureau, la caméra en plongée montre l’entièreté de la pièce, emplie de postes informatiques identiques et aseptisés. Cela suggère que ce n’est pas un endroit de créativité ou d’épanouissement, mais bien d’uniformité et de conformisme. La situation de Lester expose une réalité américaine appelée « aliénation par le travail »[5]. Ainsi, depuis les années 1970, l’Américain moyen augmente d’années en années les heures qu’il passe à son emploi. Il diminue son nombre de semaine de vacances et n’est évalué qu’en fonction de sa productivité. Le régime capitaliste actuel encourage « l’intensification du travail » et l’importance de l’effort. Aujourd’hui, un Américain sur deux travaille plus de 50 heures par semaine dans le but de réussir économiquement. Là est d’ailleurs un des seuls buts de sa femme qu’il n’aime plus. Sa vie familiale ne le satisfait pas et s’il souhaiterait être plus proche de sa fille qui le méprise, il n’a plus vraiment d’espoir en la relation qu’il partage avec sa femme. Avec elle, il n’y a plus de passion. Il lui reproche de ne s’occuper que des apparences, d’adopter une attitude frigide lorsqu’ils sont ensembles. De ce fait, lorsqu’il rencontre Angela, la jeune amie de sa fille, il en tombe amoureux. Là est l’élément déclencheur de sa recherche de l’ivresse passée. C’est pour la séduire qu’il changera petit à petit plusieurs éléments de sa vie. Aussi, lorsqu’il voit Angela pour la première fois, il imagine des pétales de rose sur sa poitrine, il est fasciné par sa personne. Cette fascination, il ne la vit qu’avec elle et c’est pourquoi il la poursuit.

1.3 Comparaison des origines de la crise

Les personnages d’Omar et Lester partagent une vie bourgeoise où le profit est très important. Tous deux n’ont aucune passion pour leur emploi. Omar, lui, n’exerce plus que le droit corporatif. Il ne représente que de grandes compagnies qui ne pensent qu’à leur capital. Son emploi le rend indifférent, ne provoque aucune passion chez lui. Lester aussi n’aime pas son emploi et c’est pourquoi il le quitte pour un simple travail de cantine.
Il n’y a  pas non plus de passion dans leur couple respectif. Lester, comme Omar, n’est plus amoureux de sa femme. Pour eux deux, elles représentent tout ce qui les rend malheureux : le souci des apparences, de la réussite économique et les biens matériels. C’est ce qu’affirme Omar au début du roman lorsqu’il va prendre une marche et rencontre un couple d’amoureux : « Comme je voudrais me faufiler dans le cœur d’un amoureux ! (…) J’avais l’esprit en fièvre, le cœur comme un volcan en éruption, j’en perdais le sommeil. Je pleurais beaucoup et la souffrance se sublimait en poésie, je touchais le ciel ; mais tout cela n’est plus qu’à présent que des souvenirs momifiés. (…) Zaïnab ne représente plus pour moi que l’unité familiale et le travail.[6] » Ainsi, s’il a été profondément amoureux de sa femme, il ne l’est plus du tout. Il ne pleure plus et s’il faisait la comparaison entre son cœur et un volcan tant sa flamme pour Zaïnab était puissante, il la voit aujourd’hui comme un symbole de devoir familial et conjugal.
Les deux protagonistes vivent une crise quant à leur milieu et leur famille qui s’apparente fort à une crise de la quarantaine. Selon Daryl Sharp, psychanalyste, cette crise de milieu de vie est en fait une névrose que vivent les hommes de 35 à 50 ans. Elle exacerbe l’anxiété et la mauvaise humeur et entraine une diminution de l’énergie,  la dépression,  l’insomnie et  la culpabilité. Le « démon du midi » a plusieurs causes : la perte d’un être aimé, une relation amoureuse insatisfaisante, des problèmes familiaux ou des conflits au travail. Il est caractérisé par une apparition soudaine de réactions et de comportements atypiques ainsi qu’une recherche de liberté et d’une jeunesse révolue.[7] Dans le cas d’Omar, sa relation avec sa femme serait un possible déclencheur de sa crise. Quant à Lester, il déteste son patron, n’aime plus sa femme et n’arrive plus à communiquer avec sa fille.

2. La quête
2.1 La quête d’Omar dans Le Mendiant
Mahfouz, puisqu’il critique l’échec de la révolution socialiste, rend la vie bourgeoise atroce pour Omar. C’est d’ailleurs ce que nous indique l’analyse de l’action du roman.  Elle illustre que c’est dans la sédentarité, la bourgeoisie, qu’Omar devient apathique, malade. En effet, il n’est heureux que lorsqu’il est jeune, qu’il œuvre à la révolution, écrit, publie de la poésie, courtise sa femme. Lorsqu’il a terminé de faire ses preuves comme avocat, qu’il devient riche, passif, qu’il tient sa femme pour acquise, il commence à ressentir de l’apathie, son mal-être pour lequel il consulte le médecin. C’est parce qu’il est inactif sur le plan intellectuel qu’il est malade. Comme le seul but d’Omar est de retrouver l’ivresse de son jeune temps, il s’active à séduire Warda, sa maîtresse,  à lire de la poésie. Cependant, lorsqu’il cesse de multiplier les conversations, qu’il se lasse de sa routine en sa compagnie, Omar retombe dans son mal-être. Il revient chez lui et n’y fait rien. Ensuite, il  devient fou.
L’analyse de l’action montre que la recherche du bonheur d’Omar se fait par la suppression de tout ce qui représente son état bourgeois. Ainsi, il quitte sa femme pour une danseuse de cabaret, rejette la femme qui représente la réussite sociale pour fréquenter une plus jeune personne. Aussi, il s’entraine, essaie de perdre ses kilos en trop qu’il considère comme une preuve de sa richesse. Omar se remet aussi à la poésie plutôt que d’aller au travail. Il quitte son emploi pour écrire et s’oppose ainsi à un état qui demande à ce que chacun fasse sa part.
En fait, les états d’ivresse sont souvent associés à la poésie chez Omar. Elle est liée à son bonheur passé qu’il cherche à retrouver. En fait, ce n’est que lorsque poète qu’Omar se sent complet et heureux. Dès les premières pages, on soulève l’idée d’une poésie transcendante, qui nourrit l’enthousiasme d’Omar. Lorsqu’il raconte à sa fille des souvenirs de jeunesse, il parle de poésie et ressent pour la première fois une émotion puissante : « Tu sais bien que la poésie, c’est ma vie, et que l’union de deux moitiés engendre une musique qui fait vibrer le ciel.[8] » Lorsqu’il est dit  que la poésie est l’entièreté de la vie d’Omar, on se trouve dans un moment où sa vie est exaltante. On associe donc la poésie à cette exaltation, puis au ciel, à un espace infini de liberté. Et puis, lorsqu’Omar se trouve sur le balcon avec Bouthaïna, sa fille,  il dit: «  (…) Moi, j’étais poète! J’étais pris dans un véritable tourbillon. Aucune force ne pouvait m’en sortir, si ce n’est la poésie. La poésie est le but de mon existence. Dis-moi, autrement, que ferions-nous de l’amour qui nous entoure dans l’air? Et les mystères qui nous consument comme le feu?[9] »  Alors, il est dit clairement que la quête d’Omar est de retrouver la poésie qui le rend heureux. Et puis, la métaphore du tourbillon rappelle le mouvement, l’action qui mène à l’ivresse. Pour un Omar heureux, la poésie est une force,  un but de l’existence. En ce sens, Bouthaïna, sa fille, est très semblable. Alors que père et fille se trouvaient toujours sur le balcon elle dit : « C’est comme si j’étais à la recherche de mélodies dans l’atmosphère. » (p.37) Voilà qui n’est pas sans rappeler « une musique qui fait vibrer le ciel », ce pourquoi Omar écrivait dans son jeune temps. Les mélodies et la musique, le ciel et l’atmosphère sont plutôt similaires. On met donc en lien les désirs, les impressions de l’Omar jeune et de Bouthaïna, sa fille. Cela renforce l’idée que la recherche du bonheur d’Omar se trouve dans l’art, la liberté de sa jeunesse, où il ne travaillait pas autant, ne faisait pas que manger.

La quête de Lester dans American Beauty
Tiré du film American Beauty de Sam Mendes
Dans American Beauty, il y a aussi une quête de jeunesse par le principal protagoniste, Lester. D’ailleurs toutes ses actions ou presque ont pour but de le rajeunir. Par exemple, il quitte son emploi stable d’adulte pour un travail de casse-croûte sans envergure. Et s’il décide de postuler dans un fast-food, c’est qu’il souhaite avoir un travail qui amène le moins de responsabilités possible. Aussi, Lester se rappelle ses étés adolescents où il ne faisait que la fête. Il se remémore le bonheur que lui procurait cette vie et c’est pourquoi il décide d’acheter de la marijuana à son jeune voisin. L’usage récréatif de drogues n’est pas un comportement typique de l’adulte établi. Avec la marijuana, Lester confronte sa femme et s’oppose à ses idéaux de perfection. Ainsi, la première fois qu’il en prend avec son voisin, c’est à une soirée d’affaire de son épouse qu’il n’aime plus.
Mais si Lester cherche l’insouciance dans une nouvelle voiture et un nouveau travail, c’est vraiment par la séduction de la jeune amie de sa fille qu’il commence sa véritable quête de jeunesse. Angela occupe plusieurs de ses rêves, devient une véritable obsession puisque toutes ses actions ou presque cherchent à la séduire. Lester commence donc à soulever des poids pour lui être attrayant, espionne les conversations de sa fille, met en jeu son mariage lorsqu’il lui dit vouloir lui faire l’amour. Toutes ses actions montrent l’obsession de Lester pour Angela, mais ses pensées sont aussi très souvent dirigées vers elle.  Alors qu’il dort avec sa femme aussi il imagine Angela. En plongée sur le lit de Lester et sa femme, on observe Lester se masturber, imaginer Angela nue, couverte de pétales de roses. L’image d’Angela fait un intense contraste de couleur avec l’obscurité de la chambre. Elle est blonde et le rouge des roses est perçant alors que la chambre où Lester se trouve est obscure et terne. Cela oppose la vie réelle de Lester, qu’il déteste, à un rêve d’une vie passionnée, colorée. D’ailleurs, ces hallucinations le mettent dans un état de fascination qu’il ne connaît pas autrement. Il recherche donc cette fascination, cette passion qu’il a pour elle à tout prix puisque sans la passion, Lester est un homme blasé, voire dépressif, qui n’a aucune motivation.
Tiré du film American Beauty de Sam Mendes
2.3 Comparaison des deux quêtes
La fascination obsessionnelle, la dépression ainsi que le désir de jeunesse sont trois preuves de la crise aigüe de la quarantaine que partagent les deux principaux protagonistes. Ils souffrent de plusieurs symptômes de la névrose obsessionnelle qui s’apparente à la crise de la quarantaine. Elle touche principalement les hommes, les pousse à des actions déraisonnables et irrépressibles.[10] Par exemple, quitter leur travail ou séduire une mineure, et ce, sans ce soucier des conséquences. De plus, les hommes touchés développent généralement des obsessions, une grande fatigue et une grande tension émotionnelle. Lester ne voit plus qu’Angela et est dans un état émotionnel instable, ce que l’on voit dans une scène particulière où il lance un plat sur le mur de sa salle à manger lors d’un souper. Il était arrivé à Omar le même genre de scène alors qu’il fréquente sa jeune maîtresse Warda. Lorsqu’il la quitte au final, dans un élan irraisonné, il s’exile dans le désert. Selon le psychanalyste Daryl Sharp, cette névrose provient souvent de refoulement sexuel, d’un sentiment de culpabilité ainsi que de capacités intellectuelles élevées.[11] En ce cas, il serait très possible que les refoulements sexuels de Lester et d’Omar soient une des causes de leur névrose et de leurs désirs peu communs envers des très jeunes femmes.

3. Le résultat de la quête
3.1 Le résultat de la  quête d’Omar
Omar, à la fin du roman, vit reclus dans le désert depuis un an et demi.  Il a fui la réalité et ne fait rien de la journée sinon philosopher et regarder le ciel. Seulement, un vieil ami révolutionnaire vient troubler sa quiétude lorsqu’il arrive avec une triste nouvelle. Pendant son absence, il a épousé sa fille. Elle attend un enfant et il ne pourra pas s’en occuper puisqu’il se fera arrêter par la police. Il demande donc à Omar de quitter son repère et de revenir vers les siens. Alors qu’ils argumentent, la police arrive et dans un moment de panique, tire sur Omar qui reçoit une balle dans la clavicule. Bien qu’il ne soit pas dans un état critique, les forces de l’ordre le ramènent à la ville.
Alors qu’il est dans la voiture de police, à la dernière page, Omar a cette réflexion : « À un certain moment, il eut le sentiment qu’il était bien dans la réalité. Il entendait bien son cœur battre, et cela  ne pouvait pas être un rêve. Il était en train, sans doute, de revenir au monde réel. Il essayait de se rappeler un vers de poésie Quand l’avait-il lu ? De qui était-il ? Le vers lui revenait avec une clarté étonnante : Si tu me voulais, pourquoi m’as-tu abandonné ?[12] » Selon Férial Gokelaere, qui a fait sa thèse sur l’œuvre de Mahfouz, ce vers montre qu’Omar restera en ville pour prendre soin de sa famille et plus particulièrement de son petit-fils. Omar décide donc que la fuite n’est pas la solution. La quête de l’ivresse, lorsqu’on est seul, n’est pas réussie et il ne sera heureux que lorsqu’il accompagnera sa famille.[13]

3.2 Le résultat de la quête de Lester
À la fin d’American Beauty, Lester a réussi à séduire Angela. En effet, elle accepte de lui faire l’amour. Mais une fois dénudée, elle lui avoue être encore vierge, ce qui empêche Lester d’aller au bout de son désir pour elle. Il se rappelle qu’elle est toute jeune et cesse sa quête d’ivresse à travers elle. Lester n’avait pas réalisé jusqu’alors qu’elle n’était encore qu’une enfant et n’a pas osé lui prendre une telle part de sa jeunesse. C’est donc dans un drôle d’état, après avoir rhabillé Angela, qu’il regarde une vieille photo de lui, de sa femme et de leur fille dans sa cuisine. Lester arbore alors un sourire paisible, nostalgique. Il semble donc qu’il ait retrouvé un peu de paix intérieure.
Antérieurement, c’est ce moment que choisit son voisin, qui l’avait embrassé ultérieurement, pour lui tirer une balle dans la tête. Son meurtrier avait déménagé depuis peu dans la maison à côté. C’était un militaire qui avait mal interprété certaines parole de Lester et avait pensé qu’il était aussi homosexuel. Il n’avait pas supporté le rejet et a donc tué Lester. Ainsi, si Lester était plus en paix avec lui-même après avoir refusé d’enlever à Angela sa virginité, il se fait tuer  l’instant suivant. Cela implique que le réalisateur, Sam Mendes, ne conçoit pas que l’on puisse trouver le réel bonheur dans la banlieue américaine. Après avoir quitté son travail, séduit une jeune fille, s’être acheté de la marijuana et une voiture de sport, Lester se fait tuer, supprimant ainsi de la banlieue son élément marginal. Aussi, sa femme se dirigeait vers la maison avec un fusil, ce qui laisse supposer qu’elle aurait peut-être tué Lester elle-même s’il n’avait pas déjà été mort à son arrivée.
Bien sûr, la mort de Lester n’est pas étonnante puisqu’il nous l’annonce au tout début du film alors qu’on survole en plongée le quartier dans lequel il vit. Cette première minute nous montre des rangées de maisons semblables et de haies semblables. Le quartier semble composé de la même maison à répétition. Et environ un an plus tard l’homme qui ne correspond pas à cette unicité est tué par son voisin.

3.3 La comparaison des deux résultats de quête
La plus grande différence entre les deux œuvres est bien sûr que Lester meurt et Omar, non. Ainsi, si Lester avait achevé sa quête d’ivresse, Omar devait retourner vers sa famille pour la compléter. Comme il n’y avait plus d’espoir de réconciliation entre Lester et sa femme après qu’elle l’ait trompé et comme sa fille fuguait pour New York avec son copain, Lester n’avait plus de famille à laquelle se rattacher. Il n’était plus utile pour personne. Omar, lui, doit encore s’occuper de sa fille et de son bébé. C’est pourquoi il quitte son désert égoïste.
Les vers dont Omar se rappelle à la fin du roman parlent d’abandon. Dpans sa quête d’ivresse, Omar abandonne sa famille. Il fuit dans le désert et ne leur parle pas pour un an. Même avant cela, alors qu’il fréquentait sa maîtresse, il ne voyait plus sa fille. Lester, lui, n’a jamais totalement abandonné les siens. Il a essayé de reconnecter avec sa fille, ce qui n’a pourtant pas réussi puisqu’elle quitte la maison sans lui dire au revoir un peu avant sa mort. Au contraire, Omar, lui, a toujours la possibilité de se rapprocher de Bouthaïna. Il en a le devoir, même.
Pour finir, il semble évident que Lester et Omar ont vécu tous deux une quête d’une autre vie plus passionnelle. Tous deux vivaient une vie caractérisée par l’abrutissement par un travail qu’ils n’aimaient pas, une famille qui ne les comprenait pas vraiment, un mariage défaillant et un mal-être certain. Leur quête de se départir de ce mal-être les a menés à laisser leur emploi, à courtiser une femme plus jeune, à se remettre à la poésie pour l’un et à se remettre à la drogue pour l’autres. Aussi, tous deux ont décidé de perdre l’adiposité de leur quarantaine pour retrouver leur forme d’antan. Mais si Lester atteint le bout de sa quête avec Angela et ne la réussit pas, Omar, lui, doit la continuer avec sa fille. Car il n’est pas lucide ou même heureux dans son désert sans elle. Il lui reste donc une chance de retrouver le bonheur en choisissant la responsabilité envers sa fille plutôt que sa quête de l’ivresse.
Mahfouz en Égypte et Sam Mendes aux États-Unis ont trouvé les vices de la vie banlieusarde et des personnages en crise contre leur société bourgeoise ou capitaliste. Mais avons-nous aussi ce type de personnages ou ce type de milieu dans notre littérature québécoise? Le courant post-moderne critique la vie de banlieue et les défaillances familiales tout comme l’on fait Mahfouz et Mendes… Dans une pièce écrite récemment par François Archambault, La société des loisirs, il y a aussi une critique de l’importance des apparences, des défaillances dans les familles, de la société de consommation. Ainsi, l’analyse d’une telle pièce confirmerait peut-être la similarité des valeurs entre les trois États, mais aussi l’origine de la crise des personnages dans la routine.


MÉDIAGRAPHIE

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VÉZINA, Jean, CAPPELIEZ, Philippe, LANDREVILLE, Philippe, Psychologie gérontologique, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 2007,  chapitre 3 p. 30-43.



[1] Férial NAZIR-GOKELAERE, Naguib Mafouz et la société du Caire, p. 190.
[2] Naguib Mahfouz, Le Mendiant, p.14-15
[3] Naguib Mahfouz, Le Mendiant, p.14-15
[4] Férial NAZIR-GOKELAERE, Naguib Mafouz et la société du Caire, p. 193.
[5] Eric, Grenier, Bons jusqu’à la dernière goutte, Joboom

[6] Naguib Mahfouz, Le Mendiant, p.29
[7] Daryl Sharp, La quarantaine héroïque, p.22-23

[8] Naguib Mafouz, Le Mendiant, p.26,
[9] Naguib Mahfouz, Le Mendiant, p.36
[10] Daryl Sharp, La quarantaine héroïque, p.19
[11] Daryl Sahrp, La quarantaine héroïque, p. 32
[12] Naguib Mahfouz, Le Mendiant, p.156
[13] Férial Nazir-Gokelaere, Naguib Mahfouz et la société du Caire, p.185-246