création: Joséphine dompteuse de lions

Création: Joséphine dompteuse de lions

Madeline s’était coupée en embrassant son livre. Une page avait fendu la peau fine et rose de sa lèvre inférieure et un peu de sang avait taché son roman. C’était joli, mais elle avait un peu mal aussi. Qu’importe, bientôt elle oublierait les vagues de petite souffrance et se perdrait dans l’histoire étrange de Joséphine, dompteuse de lions qu’elle relisait pour la troisième fois ce mois-ci. Madeline se demandait tout de même si pour la quatrième lecture du mois elle se couperait encore. C’était inhabituel et il ne faudrait pas faire une habitude de l’inhabituel.
Des restes de rôties raidissaient dans l’assiette qu’elle avait posée au pied de son lit. Quelques miettes parsemaient d’ailleurs sa couette, mais elles étaient assez peu nombreuses pour que Madeline les ignore. Mieux, elle se dirait bientôt que les bouts de pains ressemblaient à des mousses de coton et que vraiment, il n’y avait aucune raison de relaver le tout. Madeline avait pour usage de repousser toute lessive au dimanche. Elle n’utilisait sa laveuse qu’une fois par semaine, seulement après son émission de cuisine et seulement lorsqu’il n’y avait plus rien d’autre à faire de toute façon. Le dimanche, c’était la journée des corvées. Vaisselle, cuisine, lavage, époussetage, puis balayeuse. Dans cet ordre.
Rien d’aussi excitant que l’histoire de Joséphine, mais Madeline n’admettait pas la théorie populaire selon laquelle le dimanche commence la semaine. Le dimanche servait à effacer les saletés de la semaine passée, et ce, pour entamer un  lundi neuf et propre. Mais aujourd’hui, c’était vendredi et il n’y avait aucune raison de faire la lessive. Elle avait encore quelques heures devant elle pour continuer sa lecture. Il était encore tôt. Elle pouvait même, à cette heure, prendre une tasse de café et arriver à s’endormir avant 21h30, heure à laquelle il fallait se coucher pour se réveiller à 6h.
Madeline se défit donc de ses couvertures et se dirigea vers sa cafetière. Elle  pesa 4 cuillerées de café qu’elle mit dans son filtre et appuya sur le bouton rouge qui allait, dans 12 minutes, produire le breuvage amer qu’elle affectionnait particulièrement les samedi matins, jours de lecture. Après qu’elle eut versé son café, Madeline se rassit dans son fauteuil et continua sa relecture de Joséphine, dompteuse de lions. Elle en était maintenant au passage intense où Joséphine découvrait, à la suite d’une visite au cirque, son amour des avaleurs de sabres.
C’était un peu amusant que ces avaleurs ne se coupent rien de l’œsophage et de la glotte alors qu’elle-même, dans un drôle d’élan d’amour, embrasse un roman et s’en trouve meurtrie.
Jamais auparavant elle n’avait ressentit le besoin irrépressible de poser ses lèvres sur quelque chose. Ainsi, le lendemain, le corps sous le jet tiède de la douche, Madeline repensait toujours à son baiser au papier et se demandait en quoi ce livre particulier la fascinait tant. Peut-être était-ce l’atmosphère de fête, le cirque, la liberté qui la rendaient si spontanée. Mais elle n’était pas certaine de vouloir de ces élans qui la portaient.
D’ordinaire, elle prenait sa douche quatre heures avant de se rendre au travail. Ce jour-là, il ne lui restait plus qu’une heure pour se laver et se sécher, ce qui la mènerait assurément au bureau la chevelure folle et humide. Elle n’avait jamais ce genre de tête à l’emploi, pas même les samedis. Alors que ses collègues arrivaient encore ensommeillés lorsqu’ils devaient travailler le week-end, elle ne se le permettait jamais. Il lui fallait avoir les cheveux secs et sages et voilà qu’elle arriverait négligée. Peut-être serait-elle même en retard.
C’est donc absolument paniquée que Madeline s’asséchait les jambes, puis la poitrine et les bras au sortir de la douche. Elle qui était d’ordinaire si posée courait partout dans son appartement, brossait ses cheveux d’une main et ses dents de l’autre. L’angoisse se propageait de ses nerfs à son ventre et raidissait ses bras. Sa respiration était irrégulière et saccadée. Toutes les fois où elle pensait à l’éventualité d’un retard, elle subissait un regain de frayeur et son ventre se contractait de nouveau.
Jamais auparavant elle n’avait été si pressée et voilà qu’elle ne trouvait plus sa jupe du samedi, celle qu’elle portait d’ordinaire avec sa blouse de dentelle beige. Trop ancrée dans sa lecture, Madeline avait oublié de la repasser hier et elle se froissait maintenant sur un bout de commode. Elle l’empoigna tout de même et se vêtit rapidement.
Une fois sortie de l’appartement, elle s’élança vers la bouche de métro la plus proche, couru à grandes enjambées sur le bitume. Elle projeta de courts jets d’eau à chacun de ses pas alors qu’elle lançait ses pieds dans des flaques qu’elle n’évitait plus. Ses cheveux frisés d’humidité volaient sous la pluie d’octobre. Dans sa hâte, Madeline avait oublié son parapluie. C’était peut-être mieux ainsi, il l’aurait certainement ralentie.
Quoi que ce n’aurait rien changé vraiment puisque Madeline avait manqué son métro et devait attendre dix minutes encore avant que le prochain n’arrive. Elle allait assurément être en retard. À cette pensée, Madeline serra très fort la poignée de sa serviette, puis y chercha son téléphone cellulaire. Elle devait appeler sa secrétaire pour prévenir de son retard. Alors qu’elle composait le numéro de téléphone du bureau, Madeline tremblait un peu, toute pleine d’une frustration peu commune chez elle.
Après avoir discuté un court moment, les portes de son métro s’ouvrirent et Madeline entra dans le véhicule. Son wagon était bondé et c’est avec difficulté qu’elle attrapa un bout de siège sur lequel se stabiliser pendant le trajet. Elle détestait la proximité d’une telle foule et si dans ces cas elle attendait plutôt le prochain métro, aujourd’hui elle ne pouvait se permettre ce luxe. Il lui fallait se rendre au travail, et ce, le plus rapidement possible.
Lorsqu’elle atteignit son arrêt, Madeline s’extirpa rapidement du wagon et couru dans l’escalator la menant à la rue. Il lui fallait cinq minutes pour se rendre à l’édifice où elle travaillait. Madeline devait utiliser ces minutes pour retrouver son calme. Elle ne se permettrait aucun écart devant ses clients qui l’attendaient déjà depuis une demi-heure. Elle n’arriva cependant pas à se sortir de son drôle d’état et souhaita que ce fût la fin de la journée dès qu’elle mit les pieds au bureau.
Elle quitta son travail à 18 heures et arriva à la maison quelque 30 minutes plus tard. À son entrée dans l’appartement, elle prépara son repas de 19 heures ainsi qu’une tisane à la camomille, puis s’installa devant la télévision et y écouta les nouvelles du jour. Suivirent un ou deux téléromans qu’elle regarda distraitement. Elle était fatiguée de sa journée. Ses yeux brûlaient et ses paupières se fermaient tour à tour alors que sa tête dodelinait d’une épaule à l’autre.
Elle se dévêtit donc et enfila son pyjama, se lava le visage, puis se dirigea vers sa chambre. Sur son lit trônait Joséphine, dompteuse de lions. Sa couverture rouge et jaune vif tranchait sur le couvre-lit blanc.
Madeline fixa le livre, sembla ne pas pouvoir en détacher les yeux. Après un bon moment, elle se retourna brusquement et se dirigea vers la cuisine où elle ouvrit un tiroir de coutellerie. Au fond de celui-ci se trouvait un briquet qu’elle serra contre sa paume. Le plastique criard entama sa peau. Madeline ne s’en rendit pas compte alors qu’elle retournait au lit. Elle y prit le roman et l’approcha de son visage. Elle l’ouvrit à la page colorée par le rouge de son sang et l’observa attentivement.
Dans un mouvement sec, elle l’arracha et approcha la page du briquet. Les flammes l’entamèrent et l’éparpillèrent en poussières grises au milieu de son lit. Madeline se dirigea ensuite vers la salle de bain et mena son briquet vers le coin gauche du livre. Au dessus de son évier, elle en brûla la couverture, puis l’entièreté. De Joséphine, il ne restait plus que quelques cendres parsemées sur ses draps maintenant souillés. Demain, dimanche, elle allait les laver.


Réflexion critique

Explication, note d’intention

Pour ma création, je souhaitais mettre en action un personnage de femme qui au contraire des deux personnages étudiés dans mes œuvres, refusait de se départir de sa routine. Si j’ai choisi d’utiliser une femme, c’est qu’il m’était bien sûr plus facile d’en faire un juste portrait. Mais ce personnage, au contraire d’Omar et Lester, mes deux principaux protagonistes à l’étude, s’attache aux apparences, à sa quotidienneté, à son travail, ce que refusaient les autres personnages. Si j’ai décidé de traiter du contraire de la crise étudiée, c’est que je souhaitais apporter une nuance dans mon projet puisque ce n’est pas la majorité des gens qui détestent la routine. Certains s’y accrochent et en ont plutôt besoin.
Ainsi, si Lester et Omar laissent leur emploi, Madeline, elle, est terrorisée à la simple idée de ne pas arriver à l’heure au travail. Si je l’ai rendue si fervente de travail, c’est que dans mon analyse, j’avais trouvé qu’une des problématiques soulevées par Sam Mendes et Naguib Mahfouz était l’aliénation du travail qui menait les travailleurs à la production avant tout. Bien sûr, cela correspond aussi à la situation économique nord-américaine dépeinte par Sam Mendes et trouve écho dans les personnages de la femme de Lester ainsi que dans celui de son amant. Aussi, Madeline porte une grande attention à son apparence, tout comme ces deux personnages. Il me semblait important de lui donner ce souci des apparences puisque c’est un thème important du film étudié American Beauty.
 Aussi, j’ai voulu incorporer à mon texte la fascination pour un roman puisque selon mon analyse, Omar, dans sa quête d’ivresse, se retrouve dans la poésie. Ainsi, lorsque Madeline brûle son livre, elle abandonne tout espoir d’une recherche d’ivresse sans la routine, ne cherchera plus à s’évader de la routine par le fantastique.<

Description et justification du genre littéraire ainsi que du style

Je souhaitais écrire une nouvelle pour mon projet de création puisque cela m’a permis de raconter une histoire entière, ce qu’un début de roman ne me permettait pas. J’y ai défini un principal personnage seulement puisqu’avec cinq pages, il ne me semblait pas possible d’exposer l’histoire de plus d’un personnage. Pour raconter cette histoire, j’ai utilisé un narrateur omniscient, ce qui m’a permis de conter l’histoire complète, sans me limiter à la vision seule de Madeline. Je ne voulais pas être constamment dans ses pensées puisqu’il est plus facile de montrer l’action lorsqu’un narrateur omniscient l’énonce. Tout de même, j’ai utilisé une focalisation sur Madeline seulement afin de créer une certaine intimité avec Madeline. J’ai voulu la rendre attachante malgré ses préoccupations routinières.
Le type d’écriture classique, avec des temps de verbe à l’imparfait ainsi qu’au passé simple a été utilisé afin de répondre au besoin de normalité, de routine du personnage. Une forme plus éclatée n’aurait pas été pertinente pour un personnage si conventionnel. Ainsi, la nouvelle suit pratiquement à la lettre le modèle usuel, soit la suite de la situation initiale, de l’élément déclencheur, des péripéties, du développement et de la fin (chute). 

Exposition de l’originalité de la création

Mon personnage est l’expression même du métro, boulot, dodo. Madeline représente plusieurs valeurs nord-américaines actuelles telles le travail, les apparences, le conventionnel. C’est une femme qui ne supporte aucun changement dans sa routine et qui préfère le travail à toute marginalité. En ce sens, elle ressemble beaucoup à la femme de Lester, qui a pratiquement les mêmes préoccupations. Mais si Madeline ressemble à la femme de Lester, elle est tout le contraire de Lester et d’Omar. Aussi, elle ne vit pas vraiment de crise ou de rébellion. Elle ne souhaite pas changer de vie comme ces deux personnages qui du jour au lendemain ont quitté leur emploi, se sont mis au sport, à la drogue et à la poésie.